Affaire des Arbres de Sèvres – Le tribunal correctionnel de Nanterre justifie une dégradation de bien au titre de la liberté d’expression

Par un jugement du 19 décembre 2023, la 18ème chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Nanterre a relaxé quatre militant.es qui avaient tagué une barrière de chantier à Sèvres dénonçant l’abattage d’une soixantaine d’arbres centenaires. La liberté d’expression a prévalu sur l’atteinte aux biens (tribunal judiciaire de Nanterre, 18ème chambre, 19 décembre 2023, n°21349000176)

Par une série d’arrêts dans les affaires de « Décrocheurs de portraits », la Cour de cassation avait consacré l’exercice de la liberté d’expression comme fait justificatif du vol d’un bien appartenant à autrui.

Dans cette lignée jurisprudentielle, le tribunal correctionnel de Nanterre a fait un pas de plus le 19 décembre 2023 en considérant que la dégradation d’un bien peut également être justifiée au titre de la liberté d’expression.

Pour un bref rappel de l’affaire, dans le courant de l’année 2020, des représentants d’associations de défense de l’environnement, concitoyens et élus locaux de la ville de Sèvre se sont alarmés du projet d’abattage par le département des Hauts-de-Seine d’une soixantaine d’arbres centenaires situés en bordure du Parc de Saint-Cloud pour créer une rampe d’accès à une promenade piétonne dans un lieu de forte concentration routière. Malgré des pétitions, courriers officiels proposant des projets alternatifs et voeux d’élus au conseil municipal de Sèvre, les défenseurs de ces arbres n’ont pas eu gain de cause et les arbres centenaires ont été abattus en septembre 2021.

Face au désarroi du fait accompli, des militant.es écologistes se sont rassemblé.es le 28 septembre 2021 devant l’endroit où avait eu lieu cet abattage et ont décidé d’inscrire le message suivant sur une barrière de chantier afin d’alerter le public sur cette nouvelle atteinte à l’environnement : « Ici 66 arbres centenaires abattus #Ecocide ».

Ces militant.es ont été interpellé.es pour ce qui apparaissait être un tag sur du mobilier urbain et ont été poursuivi.es devant le tribunal correctionnel de Nanterre sur le fondement de l’article 322-1 alinéa 2 du code pénal.

Le tribunal correctionnel de Nanterre a entendu les explications de ces militant.es et, dans la lignée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et, plus récemment de la Cour de cassation, les a relaxé.es de cette infraction au titre de la liberté d’expression.

Avant d’exposer le raisonnement du tribunal correctionnel de Nanterre dans cette affaire précisément (II), il peut être utile de rappeler l’état de la jurisprudence sur les questions de désobéissance civile et de liberté d’expression (I).

I – La liberté d’expression comme moyen de défense de la désobéissance civile

Nous l’évoquions déjà dans un précédent article, l’argument de la liberté d’expression connaît un essor important comme moyen de défense des actions de désobéissance civile dans les tribunaux. D’abord développé par la jurisprudence de la Cour européenne des droits des l’Homme (1), la Cour de cassation a ensuite pris le pas pour justifier plusieurs formes d’actions militantes dont les atteintes aux biens (2). Après le vol de biens, à savoir des portraits présidentiels par les « Décrocheurs de portraits », la Cour de cassation annonçait les prémices de la possible justification des dégradations de biens (3).

1 – Une jurisprudence annoncée par la Cour européenne des droits de l’Homme

La jurisprudence permettant de se défendre d’une infraction au titre de la liberté d’expression a émergé progressivement notamment sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’Homme.

Le juge de Strasbourg a condamné à plusieurs reprises la France pour avoir initié des poursuites à l’encontre de personnes ayant commis des infractions dans l’exercice de leur liberté d’expression.

À titre d’exemple, dans un arrêt du 14 juin 2013, Eon c. France, la Cour avait condamné la France violation de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, pour avoir infligé une amende symbolique de 30 euros avec sursis à la personne qui avait injurié le chef de l’État Nicolas Sarkozy[1].

Les juridictions françaises et la Cour de cassation se sont ensuite emparées de cette jurisprudence pour en déduire un fait justificatif en matière pénale.

Ainsi, dès 2016, la Cour de cassation faisait échec aux poursuites exercées à l’encontre d’une personne ayant commis le délit d’escroquerie au motif que son incrimination constituait une ingérence disproportionnée à la liberté d’expression[2].

Plus récemment, la Cour de cassation a jugé que le délit d’injure ne pouvait être réprimé, bien qu’il soit entièrement caractérisé, en raison de « l’exigence de proportionnalité [qui] implique de rechercher si, au regard des circonstances particulières de l’affaire, la publication litigieuse dépasse les limites admissibles de la liberté d’expression »[3].

Cette solution, que la Cour de cassation semblait réserver aux journalistes et aux infractions relevant du droit de la presse, a ensuite été étendue à l’ensemble des justiciables et des infractions et notamment aux actions politiques et militantes.

2 – Une confirmation du fait justificatif dans les actions militantes et notamment les atteintes aux biens

Le 26 février 2020, la Cour de cassation considère pour la première fois que la liberté d’expression peut être invoquée pour justifier des actions militantes. Il s’agissait du cas d’une militante Femen qui s’était introduite au Musée Grévin pour poignarder la statue en cire d’un président russe. Fidèle au mode d’action de son collectif, la militante avait à cette occasion exhibée sa poitrine. Poursuivie pour l’infraction d’exhibitionnisme, elle avait été relaxée par la Cour d’appel de Paris.

Dans cet arrêt du 26 février 2020, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait rejeté le pourvoi du procureur général dirigé contre une décision de relaxe prononcée par la Cour d’appel de Paris aux motifs que :

« […] l’arrêt n’encourt pas le censure, dès lors qu’il résulte des énonciations des juges du fond que le comportement de la prévenue s’inscrit dans une démarche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression »[4].

La Cour de cassation permettait ainsi d’invoquer la liberté d’expression lorsque l’infraction répondait à une démarche de protestation politique. Dans ce cadre bien précis, la Cour de cassation demande aux juges du fond de vérifier que toute incrimination d’un acte militant ou politique de cette nature ne soit pas disproportionnée par rapport à l’exercice de la liberté d’expression.

Puis, par un arrêt du 22 septembre 2021, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirmait que « l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté́ d’expression, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause.»[5]

Dans cette affaire relative aux « Décrocheurs de portraits », la Cour de cassation relevait que la cour d’appel de Bordeaux, en condamnant les décrocheurs de portraits n’avait pas recherché si « l’incrimination pénale des comportements poursuivis ne constituait pas en l’espèce, une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression des prévenus ».

En d’autres termes, elle reprochait au juge du fond d’avoir opposé un refus de principe aux militants et de ne pas avoir examiné de façon concrète l’argument qu’ils avaient soulevé. Par conséquent, elle cassait les condamnations pour vol en réunion et renvoyait l’affaire devant une la cour d’appel de Toulouse qui devait rejuger ce groupe de militants prévenus.

Cette affaire a connu une suite et par un arrêt du 29 mars 2023, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejetait un nouveau pourvoi formé par le ministère public contre un arrêt de la cour d’appel de Toulouse ayant relaxé ces mêmes décrocheurs de portraits au motif que « les auteurs étaient dénués d’intérêt personnel ou financier, qu’ils ont agi à visage découvert, et que les faits, qui se sont déroulés de façon non-violente, ont porté sur un bien de très faible valeur marchande. »[6]

La Cour de cassation retenait en outre que « le vol de portraits du Président de la République, remplacés par des affiches, exprime de façon symbolique un message sur l’inaction climatique dénoncée par les auteurs des faits, et, dès lors, n’apparaît pas avoir porté atteinte à la dignité de la fonction ou à celle de la personne humaine ».

Après la soustraction frauduleuse d’un bien, la dégradation d’un bien pouvait-elle également être admise au titre de la liberté d’expression ?

3 – Vers l’admission jurisprudentielle de la liberté d’expression comme justification de la dégradation d’un bien

La Cour de cassation a déjà entrouvert cette voie à l’occasion d’un arrêt du 1er juin 2022. Dans cette affaire, la cour d’appel de Douai avait condamné un activiste pour dégradation légère d’un panneau publicitaire par inscription alors qu’il protestait politiquement contre l’invasion de la publicité dans l’espace public.

La Cour de cassation a cassé l’arrêt de la cour d’appel de Douai en considérant que le juge du fond n’avait pas recherché « ainsi qu’il lui était demandé, si l’incrimination pénale du comportement poursuivi ne constituait pas, en l’espèce,  une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression du prévenu. »[7]

La cour d’appel de Douai s’était en effet contentée à tort de juger que « l’exercice d’une liberté ne peut justifier la commission d’infractions, qu’elle doit s’exercer dans le cadre du respect de la loi et des autres droits des tiers comme le droit de propriété, et que la liberté d’expression, dans une société démocratique, peut s’exercer par de nombreux moyens légaux. »

Pour la Cour de cassation, la question n’est donc pas de savoir si la liberté d’expression doit s’exercer uniquement par des moyens légaux – il est désormais acquis que la liberté d’expression puisse s’exercer par des moyens illégaux – mais bien de savoir si l’incrimination du comportement poursuivit, quand bien même il serait illégal, ne constituerait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression.

Selon le juge de cassation, ce examen peut donc parfaitement s’appliquer à une affaire de dégradations de biens. C’est l’exercice qu’à ainsi mené le tribunal correctionnel de Nanterre.

II – La toute première relaxe d’une infraction de dégradation de bien au titre de la liberté d’expression

Dans l’affaire portée devant le tribunal correctionnel de Nanterre, il était reproché aux militant.es d’avoir tagué un message sur une barrière de chantier pour informer le public de l’abattage d’arbres qui avaient eu lieu en dépit d’une opposition politique à ce projet écocidaire.

Selon l’article 322-1 alinéa 2 du code pénal, « le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3 750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger ».

L’exercice de la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général avait été invoqué par les militant.es dans le cadre de leur défense devant la juridiction saisie des poursuites.

Et c’est en se fondant sur la jurisprudence de la Cour de cassation précitée que le tribunal correctionnel de Nanterre a prononcé une relaxe !

Pour ce faire, le juge a mené l’examen de proportionnalité fixé par la Cour de cassation qui impose ainsi de vérifier deux conditions :

  • Le comportement de la personne poursuivie doit s’inscrire dans une démarche de protestation politique; et
  • L’incrimination de ce comportement, compte tenu de sa nature et du contexte, doit constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression.

Le tribunal correctionnel de Nanterre a donc dans un premier temps confirmé sans difficulté que la première condition était remplie. Le tag sur la barrière de chantier portait un message politique sur un sujet d’intérêt général, à savoir la dénonciation de l’abattage d’arbres dans un contexte de crise climatique et d’opposition politique locale bien réelle.

La motivation du tribunal correctionnel de Nanterre a ensuite été beaucoup plus élaborée pour démontrer que la seconde condition était remplie, à savoir la mise en balance entre l’infraction et la nécessité de la réprimer.

En effet, pour le juge, les dégradations en question étaient dérisoires en ce qu’il s’agissait d’inscriptions tracées avec de la peinture à l’eau. De plus, ces messages avaient été effacés dès le lendemain et n’étaient donc plus visibles. Enfin, la barrière de chantier sur laquelle les inscriptions avaient été tracées avait elle-même vocation à disparaitre une fois les travaux terminés.

Dès lors, le tribunal correctionnel de Nanterre a jugé qu’en l’absence de trouble à l’ordre social, toute poursuite pour des faits de dégradation contre ces militant.es constituait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de leur liberté d’expression.

On ne peut que se réjouir de cette avancée jurisprudentielle qui, à l’heure de la catastrophe écologique et climatique, va dans le sens d’une plus grande réflexion critique sur notre modèle de société, société prônant à outrance la sacralité des biens et de la propriété trop souvent au détriment du vivant et de la garantie d’une planète habitable.

La défense de la liberté d’expression et sa reconnaissance par le juge au travers de la désobéissance civile, sous toutes ses formes, pourrait constituer l’un des moyens de lutter efficacement pour le vivant.

[1] CEDH, 14 juin 2013, Eon c. France, n° 26116/19

[2] Cass. crim., 26 octobre 2016, n°15-83.774

[3] Cass. crim., 24 octobre 2019, n°17-86.605

[4] Cass. crim., 26 février 2020, n°19-81.827

[5] Cass. crim., 22 septembre 2021, n°20-85.434

[6] Cass. crim., 29 mars 2023, n°22-83.458

[7] Cass. crim., 1er juin 2022, n°21-82.113

CategoryDroit pénal
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