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Affaire des décrocheurs de portraits – Pour la Cour de cassation, la condamnation à une amende avec sursis ne porte pas une atteinte disproportionnée à l’exercice de la liberté d’expression

La Cour de cassation a tranché : les condamnations à des amendes avec sursis prononcées à l’égard des décrocheurs de portraits présidentiels ne constituent pas une atteinte disproportionnée à l’exercice de la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Les trois arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 18 mai 2022 (n°20-87.272, 21-86.647 et 21-86.685) peuvent légitimement susciter une part de déception notamment au sein du mouvement climat. On s’attendait à ce qu’elle adopte une position juridique bien plus ambitieuse compte tenu de l’urgence climatique et écologique qui se précise chaque jour un peu plus, ce n’est hélas pas le cas. Indiquons qu’en ce 18 mai 2022, la température moyenne en France est de 29°C, soit plus de 10 degrés au-dessus des normales de saison.

Sans attendre le d’ores et déjà annoncé recours des décrocheurs de portraits devant la Cour européenne des droits de l’Homme, il convient toutefois d’analyser ces arrêts et d’en tirer quelques conclusions.

Nous évoquions la longue épopée judiciaire des décrocheurs de portraits dans un précédent article auquel nous renverrons pour l’essentiel.

Pour rappel, le mouvement écologiste ANV-COP21 a initié début 2019 une série d’actions de désobéissance civile visant à se rendre dans les mairies pour y décrocher les portraits d’Emmanuel Macron. Ces actions ont été menées en réaction au manque d’ambition du gouvernement alors qu’un recours juridique était déposé contre l’État pour « inaction face au changement climatique » par quatre organisations : l’Affaire du Siècle[1].

En décrochant le portrait officiel du président Macron dans les mairies, et en laissant des murs vides à la place, les activistes d’ANV-COP21 pointaient « l’absence d’une réponse adaptée du gouvernement face au péril climatique et à l’urgence sociale et dénoncent la faillite de l’État à son rôle de protection de la population. »

Les actions #DecrochonsMacron avaient entraînés une série d’enquêtes, d’interpellations et de poursuites contre les militants écologistes devant les tribunaux de toute la France. Autant de procès, autant de tribunaux saisis et autant de jurisprudences potentielles pouvant conduire soit à des condamnations soit à des relaxes.

Pour mettre de l’ordre dans les jurisprudences divergentes des juges du fond, la Cour de cassation devait prendre position.

C’est ce qu’elle a en partie fait à l’occasion de deux arrêts du 22 septembre 2021 dans lesquels elle reconnaissait la possibilité d’invoquer la liberté d’expression comme moyen de défense pour les actions de désobéissance civile.

S’inspirant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme[2] mais aussi de sa propre jurisprudence[3], la Cour de cassation avait admis que les vols de portraits présidentiels, pouvait s’inscrire « dans une démarche de protestation politique » et que leur incrimination pouvait « dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause ».

La Cour de cassation avait toutefois décidé de ne pas trancher immédiatement cette question et de renvoyer les affaires devant les juges du fond pour qu’ils mènent par eux même cet examen de proportionnalité.

À charge donc pour le juge du fond de vérifier si l’action des décrocheurs s’inscrivait dans une démarche militante ou de protestation politique et si son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, constituait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression.

La Cour de cassation avait néanmoins prévenu dans son communiqué de presse qu’elle « pourrait ultérieurement être amenée à contrôler elle-même le caractère proportionné d’une atteinte à la liberté d’expression au regard des circonstances de fait qui auront été établies par une cour d’appel. »

Les cours d’appel de Paris, Grenoble et Colmar se sont donc prononcées selon ce schéma d’analyse et ont condamné plusieurs des décrocheurs à des amendes allant de 200 à 500 euros avec sursis.

Les décrocheurs condamnés se sont pourvus en cassation contre les décisions de ces trois cours d’appel et la Cour de cassation a enfin pu mener l’examen de proportionnalité tant attendu.

Même si ces arrêts ont le mérite de préciser les critères permettant de vérifier le caractère proportionné ou non de l’incrimination d’un acte de désobéissance civile (I), la Cour de cassation ne procède qu’à un examen restreint de leur application par les juges du fond et considère que les condamnations à des peines d’amende avec sursis étaient proportionnées en l’espèce au regard de l’exercice de la liberté d’expression (II). Quel que soit l’opinion que l’on se fait de cette jurisprudence, il faudra en tirer les conséquences quant à l’appréciation du risque juridique en matière de désobéissance civile (III).

I – La Cour de cassation fixe une série de critères pour l’examen de proportionnalité de l’incrimination d’un acte de désobéissance civile

En se référant à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, la Cour de cassation rappelle que « toute personne a droit à la liberté d’expression, et que l’exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui. »

A l’instar de ces arrêts du 22 septembre 2021 précités, elle indique que « l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause ».

La Cour de cassation vient cependant préciser sa grille d’analyse dans l’examen de proportionnalité : « lorsque le prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression, il appartient au juge, après s’être assuré, dans l’affaire qui lui est soumises, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation. Ce contrôle de proportionnalité requiert un examen d’ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du troubleéventuellement causé ».

Il y a donc une série de critères que chaque juge du fond doit apprécier avant de prendre une décision :

  • L’invocation par le prévenu de l’exercice de sa liberté d’expression
  • L’existence d’un lien direct entre le comportement incriminé et l’exercice de la liberté d’expression
  • L’exercice de la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général
  • Les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé

Pour ce qui concerne le cas d’une poursuite du chef de vol, la Cour de cassation ajoute que le juge du fond doit notamment prendre en compte : « la valeur matérielle du bien, mais également, le cas échéant, sa valeur symbolique, ainsi que la réversibilité ou l’irréversibilité du dommage causé à la victime ».

Ce passage n’est pas anodin. La prise en compte de la « valeur symbolique » du bien par la Cour de cassation vise à anticiper l’argument récurrent dans cette affaire sur l’absence de valeur matérielle des portraits présidentiels, des affiches qui ne coûtent qu’une dizaine d’euros et facilement reproductibles. Une condamnation pour vol pourrait donc être proportionnée en l’espèce quand bien même le bien volé n’aurait qu’une valeur symbolique.

C’est donc à partir de ces éléments que la Cour de cassation a vérifié et validé l’examen de proportionnalité mené par les cours d’appel de Paris, Grenoble et Colmar.

Pour la Cour de cassation, la condamnation des décrocheurs à des amendes avec sursis d’un montant allant de 200 à 500 euros n’est pas disproportionnée. Les motivations retenues par les juges du fond et reprises par la Cour de cassation sont toutefois critiquables.

II – La Cour de cassation ne se livre pourtant qu’à un examen restreint de proportionnalité au regard des critères qu’elle s’est elle-même fixés

Les arrêts de la Cour de cassation tiennent en quelques attendus qui reprennent pour l’essentiel les motivations des cours d’appel de Paris, Grenoble et Colmar sans y examiner plus en détail le respect des critères de proportionnalité qu’elle s’est elle-même fixés. Cette appréciation restrictive apparaît insuffisante au regard des enjeux que soulève l’exercice la liberté fondamentale d’expression.

Toutes les cours d’appels relèvent que les décrocheurs de portraits ont reconnu que leurs actions s’inscrivaient dans l’exercice de la liberté d’expression et obéissaient à un mobile politique, à savoir alerter sur l’inaction des pouvoirs publics face à l’inaction climatique.

Ce point n’appelle pas de commentaire particulier. Les conditions tenant à l’invocation de l’exercice de la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général et au lien direct avec le comportement incriminé sont bien réunies.

En revanche, pour ce qui est des motifs invoqués par les cours d’appel portant sur « les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé » et sur « la réversibilité ou l’irréversibilité du dommage causé à la victime » leur appréciation par la Cour de cassation est lacunaire voire inexistante.

En premier lieu, on se demande en quoi le fait que l’action de décrochage de portraits ait été « préparée et concertée, en dehors de toute manifestation » (cour d’appel de Grenoble) puisse être considéré comme un élément pertinent dans l’appréciation de la proportionnalité d’une réponse pénale. Il en va de même du fait que les décrochages de portraits aient été commis « en réunion » (cours d’appel de Paris et de Grenoble).

Le caractère préparé et concerté est le propre de la plupart des actions de désobéissance civile. Il est difficile de voir en quoi ces circonstances seraient pertinentes dans l’évaluation de la proportionnalité d’une réponse pénale. Une action de désobéissance civile non préparée, non concertée ou à l’occasion d’une manifestation devrait être sanctionnée plus ou moins gravement ? Le juge du fond n’y répond pas et la Cour de cassation non plus.

En deuxième lieu, il est invoqué que les décrocheurs de portraits auraient refusé « de les restituer tant qu’il ne leur serait pas donné satisfaction » (cours d’appel de Paris et de Grenoble) et ce alors que « le maire de la commune avait fait en ce sens une démarche amiable » (cour d’appel de Colmar). Ce refus conditionné aurait créé « une incertitude sur la portée de leur action, laquelle ne tend pas seulement à provoquer ou stimuler un débat d’intérêt général, nécessaire dans une société́ démocratique, mais constitue le délit de vol » (cour d’appel de Paris)

Les juges du fond feignent d’ignorer que le défaut de restitution des portraits est indissociable du message politique des décrocheurs pour en assurer sa pleine portée.

Qui plus est, les décrocheurs ont indiqué qu’ils restitueraient les portraits. Pourtant cet élément n’est pas pris en compte au titre du caractère réversible du dommage causé à la victime.

En troisième et dernier lieu, rien dans les motivations des juges du fond ne permet d’apprécier la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé ni la réversibilité ou l’irréversibilité du dommage causé à la victime, alors qu’il s’agit selon la Cour de cassation d’éléments essentiels de l’analyse.

L’explication de cette lacune est pourtant simple, le dommage ou le trouble pour la victime est marginal voire inexistant. Le portrait présidentiel ne relève aucunement des attributs de la Vème République et sa valeur même symbolique est sujet à débat. De plus, les portraits qui ont été subtilisés sont facilement remplaçables et ont sans aucun doute été remplacés très peu de temps après leur décrochage.

En l’absence de dommage ou en raison du caractère réversible du dommage causé par ces actions de désobéissance civile, la Cour de cassation ne pouvait valablement considérer que la condamnation à une amende même avec sursis ne constituait pas une atteinte disproportionnée à l’exercice de la liberté d’expression.

III – Les conséquences de cette jurisprudence dans l’appréciation du risque juridique en matière de désobéissance civile

Cette jurisprudence est un mauvais signal pour la désobéissance civile en ce qu’elle laisse très peu de marge de manœuvre pour échapper à des poursuites et des condamnations.

Si un militant qui emporte un portrait sans valeur et qui l’utilise pour alerter sur l’urgence climatique ne résiste pas au risque de condamnation, quelle action de désobéissance civile pourrait alors résister à ce risque et bénéficier de la protection la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme ?

A l’heure de l’urgence climatique et écologique, nous pouvions espérer de la juridiction suprême une prise de position plus favorable à la désobéissance civile d’autant plus lorsque les actions de ce type n’emportent aucune conséquence particulièrement grave sur les biens ou les personnes.

Les militants ne devraient pas être inquiétés pour leurs actions notamment lorsqu’elles sont d’intérêt général. Pourtant, cette jurisprudence accentue non seulement le risque de condamnation mais aussi le risque en amont d’être interpellé, placé en garde à vue et poursuivi. Les militants devraient pouvoir faire primer l’exercice de leur liberté d’expression sans être systématiquement inquiétés.

En attendant l’issue d’un recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme, il faudra néanmoins faire avec cette jurisprudence.

La marge de manœuvre pour la désobéissance civile est faible mais elle n’est pas inexistante. Retenons que la Cour de cassation a uniquement admis la proportionnalité d’une condamnation à une amende avec sursis allant jusqu’à 500 euros.

Si les portraits présidentiels avaient été restitués après leur décrochage, la Cour de cassation aurait-elle considéré une quelconque incrimination ou condamnation comme proportionnée au regard de l’exercice de la liberté d’expression ?

De même, si les juges du fond avaient prononcé une amende sans sursis ou une amende d’un montant plus élevé, la Cour de cassation aurait-elle considéré que cette amende ne portait pas atteinte de façon disproportionnée à l’exercice de la liberté d’expression ?

Enfin, si un juge du fond avait prononcé une relaxe au lieu d’une condamnation sur le fondement de la liberté d’expression, la Cour de cassation considérerait-elle que ce jugement est aussi conforme à sa jurisprudence ? L’histoire nous le dira peut-être…

Il existe donc toujours une petite marge de manœuvre quel que soit le type d’action de désobéissance civile et il convient pour toute personne, lorsqu’elle s’engage dans une démarche de protestation politique, de la mesurer en se référant à chaque condition posée par cette jurisprudence.

[1] L’Affaire du Siècle a depuis entraîné la condamnation de la France pour inaction climatique (Tribunal administratif de Paris, 14 octobre 2021, n°1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1, Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France)

[2] Voir notamment CEDH, 14 juin 2013, Eon c. France, n°26116/19

[3] Voir notamment Cass. crim., 26 février 2020, aff. Femen, n°19-81.827

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