Cour d’appel de Rennes, 12ème chambre correctionnelle, 7 septembre 2021, n°2021/2130

Avec l’apparition du mouvement des « gilets jaunes » et les débordements récurrents qui avaient lieu chaque samedi, le Parlement français a voté la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations[1].

Parmi les mesures préventives et répressives de la loi dite « anticasseurs » figure désormais le nouveau délit de dissimulation du visage. La loi introduit ainsi un article 431-9-1 du code pénal :

« Est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, au cours ou à l’issue de laquelle des troubles à l’ordre public sont commis ou risquent d’être commis, de dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime »

La création d’une infraction de dissimulation du visage en lien avec des manifestations violentes n’est pas une nouveauté. En effet, à la suite de heurts survenus à Strasbourg en marge du sommet de l’OTAN en avril 2009, une contravention de cinquième classe avait été introduit par décret à l’article R. 645-14 du code pénal, incriminant « le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage au cours d’une manifestation afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public ». Toutefois, il était très difficile de verbaliser des contrevenants pendant une manifestation dès lors que la nature contraventionnelle de l’infraction ne permettait pas aux fonctionnaires de police d’interpeller une personne sous un régime de flagrance et donc de la placer éventuellement en garde à vue et de conserver des preuves de l’infraction.

Le délit de dissimulation du visage en manifestation couvre désormais cette lacune. Les nombreuses arrestations en manifestation accompagnées de placements en garde à vue par les forces de police attestent de l’efficacité de ce nouveau texte mais aussi de ces dérives. Ainsi, au-delà de l’interpellation de simples manifestants, des journalistes ou des observateurs ont également été poursuivis pour avoir « dissimuler leur visage » en manifestation en portant simplement du matériel de protection tel qu’un casque, un masque pour les yeux ou un masque pour respirer sous les nuages de lacrymogène. Cette disposition a fait l’objet de vives critiques de la part d’associations de défense des droits de l’Homme allant jusqu’à demander son abrogation[2].

Saisi pour examiner la régularité de cette incrimination, le Conseil constitutionnel l’a pourtant déclarée conforme à la constitution[3].

Est-ce à dire que toute « dissimulation du visage » en manifestation est désormais interdite ? Rien n’est moins sûr !

Au-delà des conditions fixées par l’article 431-9-1 du code pénal qu’il convient de réunir pour vérifier la caractérisation de l’infraction (I), un arrêt récent de la Cour d’appel de Rennes du 7 septembre 2021 vient confirmer que cette infraction ne peut pas être retenue de manière systématique à l’égard de manifestants aux visages dissimulés (II).

I – Les conditions à vérifier pour retenir l’infraction de dissimulation du visage en manifestation

A la lecture de l’article 431-9-1 du code pénal, il ressort plusieurs conditions pour caractériser l’infraction de dissimulation du visage en manifestation.

Première condition, l’agissement doit avoir lieu « au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique ».

Cette première condition peut paraître banale mais il est essentiel d’indiquer que l’infraction en question ne peut être retenue que dans un contexte de manifestation si la personne se trouve au sein d’un groupe de manifestants où aux abords immédiats de la manifestation. Une telle définition ne permet pas d’interpeller une personne qui se trouverait à plusieurs rues d’une manifestation sur ce fondement.

Aussi, il convient de préciser que le texte ne vise que les manifestations sur la voie publique. Une action à visage masqué qui aurait lieu à l’intérieur d’un bâtiment, y compris ouvert au public, ne saurait entrer dans le périmètre de cette infraction.

Deuxième condition, l’agissement doit avoir lieu « au cours ou à l’issue » d’une manifestation.

Dans sa décision du 10 avril 2019, le Conseil constitutionnel interprète cette disposition comme une période « qui commence dès le rassemblement des participants à la manifestation et [qui] se termine lorsqu’ils se sont tous dispersés ». L’infraction ne pourra donc pas être retenue hors de cette période.

Troisième condition, l’agissement doit avoir lieu dans une manifestation où « des troubles à l’ordre publicsont commis ou risquent d’être commis ».

Les troubles à l’ordre publics désignent en général les violences qui pourraient être exercées à l’égard de biens (ex. matériel urbain) ou de personnes (ex. fonctionnaires de police).

Le Conseil constitutionnel dans la décision précitée fournit une interprétation importante sur ce point. Il indique qu’en « faisant référence au risque de commission de troubles à l’ordre public, le législateur a entendu viser les situations dans lesquelles les risques de tels troubles sont manifestes ». En d’autres termes, pour le Conseil constitutionnel, il n’existe pas de présomption qu’une manifestation sur la voie publique soit génératrice de troubles à l’ordre public. Il revient aux autorités de poursuite de démontrer matériellement qu’au moment de l’interpellation de la personne dont le visage était dissimulé que la manifestation en question présentait les caractéristiques d’une manifestation qui générait ou qui allait générer des troubles à l’ordre public, dit plus trivialement « qui partait en vrille ».

Quatrième condition, la personne doit avoir dissimulé tout ou partie de son visage « volontairement ».

Cette condition nécessite pour les autorités de poursuite de démontrer que la personne avait la volonté de ne pas être identifiée. Il s’agit de l’élément intentionnel de l’infraction.

Cinquième et dernière condition, la dissimulation du visage doit intervenir « sans motif légitime ».

Cette dernière condition est sans doute celle la plus utile pour échapper à des poursuites en ce qu’elle permet d’invoquer le fait qu’une « dissimulation de visage » obéissait à un motif légitime.

Nous pouvons immédiatement penser aux manifestations revendicatives et festives de type carnaval où certains participants portent des masques pour l’occasion.

Mais c’est aussi le cas dans des manifestations plus classiques pour un journaliste de terrain qui serait équipé d’un casque et de lunettes pour se protéger d’éventuels projectiles lors d’une manifestation qui donnerait lieu à des heurts tout en continuant à exercer sa mission d’information.

C’est notamment sur cette dernière condition qu’il convient de relever l’arrêt de la Cour d’appel de Rennes du 7 septembre 2021 qui a également retenu le caractère légitime d’une dissimulation de visage pour un simple manifestant.

II – La dissimulation du visage en manifestation peut être légitime et échapper à toute infraction

Par un arrêt du 7 septembre 2021, la 12ème chambre correctionnelle de Cour d’appel de Rennes a relaxé du chef de « dissimulation volontaire du visage » une personne qui avait participé le 24 janvier 2020 à une manifestation contre la réforme des retraites à Rennes.

Les forces de l’ordre ont décidé d’interpeller des manifestants masqués qui se trouvaient en tête de cortège.  Les fonctionnaires de police faisaient état que des fumigènes avaient été craqués, que certains manifestants poussaient des poubelles, que certains d’entre eux étaient masqués et qu’il y avait des tirs de projectile. Pendant l’intervention, il était mentionné l’usage de grenade de désencerclement, de LBD et de gaz lacrymogène.

L’une des personnes interpellées disposait d’un masque à cartouche, d’un masque de plongé et d’un tour de cou. Cette personne était renvoyée en procès notamment pour dissimulation volontaire du visage en manifestation sur le fondement de l’article 431-9-1 du code pénal.

L’apport du juge d’appel pour justifier la relaxe sur cette infraction mérite d’être reproduit :

« Sur le délit de dissimulation volontaire du visage sans motif légitime, le délit est constitué quand la dissimulation du visage est faite dans le but de ne pas être identifié et de pouvoir commettre des infractions dans une manifestation. Mais par contre est tolérée la couverture du visage par des éléments de protection, comme masque respiratoire sur la bouche et le nez et masque de piscine sur les yeux pour se protéger par exemple des gaz lacrymogènes. » 

Et d’ajouter :

« Le prévenu portait sur la bouche et le nez un masque de peinture et sur les yeux un masque de plongée. Il est certain que la distinction entre la dissimulation visant à cacher son identité ou à se protéger est ténue. Mais la cour peut constater sur la vidéo des fumées provenant de gaz lacrymogène ou de fumigène et le procès-verbal de contexte indique que des grenades de dispersion avaient été lancées avant l’interpellation. Dans le doute, la cour admet que les circonstances de la manifestation pouvaient favoriser la protection du visage ».

La Cour d’appel de Rennes reconnaît ainsi que dans une manifestation où les participants seraient exposés à du gaz lacrymogène ou des grenades de désencerclement, la dissimulation du visage avec des équipements de protection trouve un motif légitime pour que le délit ne puisse être retenu.

Cet arrêt peut paraître audacieux est n’est pas à l’abris d’une décision contraire de la Cour de cassation. Toutefois, il indique que par une analyse circonstanciée, il est possible de démontrer que le fait d’être masqué en manifestation ne répond pas systématiquement à une volonté de ne pas révéler son identité. Il peut aussi s’agir de se protéger contre des armes utilisées par les forces de l’ordre qui peuvent entraîner des lésions voire de graves mutilations. Une telle jurisprudence amène également à s’interroger sur le bienfondé de l’utilisation accrue de ces armes pour du maintien de l’ordre en manifestation.

En toute hypothèse, si dans ce cas de figure, la dissimulation du visage par des éléments de protection ne constitue une infraction, cela ne prive par les autorités de poursuite et les juges de retenir ce matériel comme éléments de preuve pour la caractérisation d’autres infractions délictuelles telles que la participation à un groupement en vue de commettre des dégradations[4] ou l’attroupement avec refus de dispersion[5].

[1] Cette loi dite « anticasseurs » avait initialement été déposée au Sénat le 14 juin 2018 en réponse aux évènements du 1er mai 2018 et au phénomène des « Black Blocs » et ce n’est que par opportunisme que la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale l’a reprise à son compte en pleine crise des gilets jaunes.

[2] Le 11 avril 2019, Un collectif de 51 associations, dont la Ligue des droits de l’homme (LDH) et Amnesty international, ont demandé l’abrogation de la loi anticasseurs instaurant notamment un délit de dissimulation du visage dans les manifestations

[3] Cons. const. 10 avr. 2019, n° 2019-780 DC

[4] Article 222-14-2 du code pénal : Le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende.

[5] Le fait, pour celui qui n’est pas porteur d’une arme, de continuer volontairement à participer à un attroupement après les sommations est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende.

L’infraction définie au premier alinéa est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende lorsque son auteur dissimule volontairement en tout ou partie son visage afin de ne pas être identifié.

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